samedi 5 novembre 2011

Evasion

 Toute ressemblance avec des personnages réels est purement voulue



 
"Giulia? Giulia?"
Le regard perdu au delà des dernières lumières qui marquaient la pointe du Layet, la fillette n'entendait pas. Elle serra plus fort Bayroux son chat siamois comme pour l'étouffer.
Le ronronnement cessa et Giulia le rejeta vivement comme lui avait enseigné maman pour éviter le coup de griffe.
Papa ne supportait pas ces vilaines traces sur sa peau blanche; il la voulait parfaite, irréprochable, toute propre comme maman.
"Pas besoin de greffier ici" tonnait-il.
D'ailleurs depuis des semaines il occupait son temps à son nouveau joujou, un Karcher flambant neuf et la terrasse de Capo nègro n'avait jamais été si blanche... où plus aucun de ses propres jouets ne traînait.


Elle l'avait toujours considéré comme un grand enfant, lui qui avec sa bande jouait quotidiennement à Halloween à visage découvert - "trick or treat" comme on dit - lui qui piquait des colères terribles quand il perdait une partie.
Leur monde ressemblait à une grande cour de récréation dont elle ignorait tout des règles du jeu. "Ici" disait maman "on est à l'abri de la crise" et d'un sourire, Giulia était rassurée.
La crise soufflait parfois très fort sur les Maures et elle avait vu plus d'un voilier imprudent en difficulté.

Pour elle en septembre c'était l'entrée en primaire mais la mine grave des adversaires de papa sur la télé lui avait ôté toute envie d'y participer.
"Un jour tu t'envoleras" avait prédit maman.
"Comme papa?" avait elle questionné.
"Certes non, comme maman!"
Depuis que papa avait quitté le bahut il voyait moins tatie Angela, piquait autant de colères mais passait plus de temps au château de mamie même si elle le voyait peu à cause de ses virées au col de Canadel.
"Tu monteras très haut toi aussi" avait dit maman.
"Comme papa?" avait elle questionné.
"Certes non, comme maman!"

Au Sud la masse sombre de Port Cros s'étirait sous la lune et elle crut distinguer à sa pointe un feu clignotant, comme un appel.
Trois mois qu'elle était privée de son cher Diégo... trois mois que tatie Rachida - c'est ainsi qu'elle l'appelait - avait tapé du poing et fermé sa porte.
Une histoire de grands à laquelle elle n'avait rien compris comme toujours, malgré ces phrases apprises par coeur jour après jour : "Travailler tout plein pour gagner tout plein" et bien d'autres phrases qu'elle et Diégo s'amusaient à singer en haussant drôlement les épaules.
"Tu feras une bonne comédienne" avait ironisé maman.
"Comme papa?" avait elle questionné.
"Certes non, comme maman!"

Demain, Diégo aurait sept ans et elle ne supportait pas d'être séparée de celui à qui elle s'était promise sur la petite barque où ils s'isolaient loin des grands.
Elle crut distinguer au loin le tintement des élingues de la Marine du Lavandou... au château le mot Marine était banni sans qu'elle sut vraiment pourquoi et quand elle demandait, maman disait "Tu sauras quand tu seras grande"
"Grande comme papa?" avait elle questionné.
"Certes non, beaucoup plus ma chérie!"
Contre le rebord de la fenêtre, une échelle de jardinier avait échappé au Karcher et lui tendait ses bras : elle les saisit et bascula sans trembler dans l'ombre complice du jardin.
L'air frais chargé de senteurs provençales lui fit du bien; elle l'aspira à pleins poumons comme un grand bol de liberté.
Au dessus d'elle, une voix feutrée minaudait : "Gigi, Gigi"


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