jeudi 1 novembre 2012

Pleins et déliés

  Publié sur Mil Et Une d'après le cliché de Doisneau
 

 
 
Je n'ai jamais rien tant aimé que ces moments bénis quand - ayant posé le problème au tableau - Elle venait se pencher sur chacun d'entre nous pour guider notre travail ou remettre un calcul d'aplomb.
Sans me vanter j'avais toujours cartonné en maths - surtout la table des 1 - et je n'avais jamais séché sur un robinet qui fuit ou une baignoire qui s'évapore, mais combien de fois ai-je sciemment glissé une erreur dans une opération rien que pour le plaisir de sentir au dessus de ma tête son parfum, cette troublante odeur de femme et sa profonde et rassurante respiration alors que j'étais depuis longtemps en apnée.
D'abord le regard au plafond - comme si quelque araignée allait me descendre la réponse au bout de son fil - puis la tête baissée sur l'ardoise, je guettais furtivement son approche avec un plaisir indescriptible.
Le coeur au bord des lèvres je plongeais alors comme un malotru mon regard dans le sillon enivrant de sa gorge innocemment offerte à mes seuls yeux et qui semblait ne palpiter que pour moi.
 
P'tit Louis, mon voisin – le forçat enchaîné au même pupitre devrais-je dire – tordait le cou afin de mieux copier mes erreurs et je crois que pendant tout ce temps il n'a jamais soupçonné mon manège.
Par crainte d'éveiller les soupçons, je me contentais d'une retenue oubliée ou d'une virgule mal placée qui m'accordait quelques instants d'exploration supplémentaire.
Je ne saurais dire ce qui du creux sombre et vertigineux ou de la blancheur laiteuse des globes me procurait le plus de plaisir car dans la nature comme dans les chiffres ou l'écriture, les pleins et les déliés, les vallons et les monts ne sauraient exister l'un sans l'autre.
 
J'appris plus tard - c'est à dire à l'âge où nos culottes rallongent et où l'acné maquille nos fronts juvéniles - qu'on donne une note aux poitrines des femmes.
Pourtant rompu aux mathématiques je fus profondément surpris d'apprendre qu'on attribue un nombre là où le regard et parfois les mains - pour être plus sûr - suffisent à l'appréciation de tout homme normalement constitué.
A celle qui me nota de façon si charmante je donne à mon tour et rétrospectivement un quatre vingt quinze C... et je pèse mes mots.
 
Je me souviens qu'Elle portait de fines lunettes rondes sans doute par pure coquetterie car de tels yeux ne pouvaient avoir besoin de correction, du moins le croyais-je à l'âge où les mots myopie et presbytie n'étaient pour moi que prétexte à jouer du i grec!
J'appris dans le même temps quelle réputation on donne aux femmes à lunettes mais ayant déclamé haut et fort cette soi-disant vérité lors d'un banquet de famille, l'avoinée qui s'ensuivit m'ôta pour longtemps toute envie d'en savoir plus sur les moeurs des binoclardes!
 
Combien je regrette aujourd'hui d'avoir perdu cette ardoise où Elle posa si souvent son regard et où je saurais deviner plus de soixante ans après la trace d'un doigt manucuré sur le cadre de bois... 

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