jeudi 17 janvier 2013

L'homme de Nohell

Publié sur Mil Et Une
 
 
 

 
Il est arrivé comme ça, sans crier gare, un matin de coton tout silencieux tant la neige était tombée dans la nuit.
Sa silhouette sombre et trapue lui donnait l'air d'un ours descendu de l'alpage, mais les traces qu'il laissait derrière lui étaient toutes autres... des empreintes régulières finement dessinées, un peu comme ces mots qui bercent et qui rassurent quand les grand-mères racontent leurs histoires à la veillée.
A chacun de ses pas l'immense cape jetée sur ses épaules puissantes claquait comme une voile au vent impétueux de l'hiver; elle avait servi plus que son compte et de grands lambeaux arrachés par les bourrasques marquaient le sol tels des couleuvres sournoises qui se seraient éveillées à son passage.
Personne ne distinguait son visage mais à son allure débonnaire, on pouvait imaginer un gentilhomme d'autant qu'un haut de forme tout aussi noir que le reste coiffait sa longue chevelure poivre et sel et lui donnait une certaine noblesse.

Il venait forcément de là-haut mais nul ne savait où il allait, ni même s'il ferait halte au hameau, auquel cas les marmots sauraient bien percer le mystère de cette apparition.
Une grosse bosse dans son dos trahissait un baluchon ou un sac qu'on imaginait rempli d'objets magiques ou d'amulettes rapportées de quelque contrée lointaine.
Point de canne ni de bâton pour marcher et pourtant sa grande carcasse aurait dû peiner à se mouvoir dans l'épaisse couche de poudreuse qu'aucun courageux ne s'était risqué à déblayer entre les maisons.
Les plus attentifs pouvaient distinguer une étrange musique, mélange de flonflons de kermesse et d'incantations vaudous qui planait dans l'air, comme si la créature s'encourageait de la voix dans son cheminement.

Un moment, il s'arrêta et tournant imperceptiblement la tête, il émit un sifflement si aigu et si étrange que les gosses en perdirent leurs sabots ! Aussitôt, une tache flamboyante, bondissant comme un cabri de l'année, arriva d'on ne sait où dans un nuage de poudreuse en jappant joyeusement: c'était un drôle de chien rouge, sans queue et si haut sur pattes qu'il ne lui manquait qu'une paire de cornes pour ressembler à un bouc... certains gamins avancèrent que c'était un bouc qui avait perdu ses cornes dans un terrible combat.
Il portait lui aussi un sac ou plutôt une sorte de hotte sur l'échine, ce qui ne l'empêchait nullement de courir à une vitesse folle en décrivant des cercles autour de son maître; d'un coup de sifflet bref, il le calma et reprit sa marche, précédé de son drôle de bouc.

Ce n'est que lorsqu'il eut traversé le champ de neige et ne fut plus qu'un point noir sur l'horizon laiteux, qu'un murmure monta du petit groupe des curieux... alors qu'il ne neigeait plus, toute trace de son passage avait disparu ! On eut beau sonder la neige sur le chemin qu'il avait emprunté, renifler les cristaux gelés par le vent, racler le sol jusqu'à la terre, rien ne témoignait du passage d'une créature humaine à cet endroit.
Déjà, le spectre de l'homme en noir planant au dessus du sol hantait les esprits des gamins médusés; nul doute que le bouc et son esprit malin avaient fait disparaître les traces !

Comme pour ajouter à l'inquiétude grandissante, un vol de bernaches passa au dessus du groupe à grands cris et il passa si bas que les gamins sentirent leurs ailes frôler leur tignasse... et ça, un vol de bernaches à Noël, ce n'était pas ordinaire.
On alla donc chercher l'aïeul, celui qui semblait avoir tout vécu et tout vu depuis l'origine du monde, et on l'interrogea sur l'homme en noir et ce chien qui ressemblait à un bouc sans cornes...
Il resta un moment silencieux avant de déclarer solennellement que cet homme ne pouvait être que le Comte De Nohell, et qu'il passait au hasard des villages à la veille de Noël.
"Un comte de Nohell" répétèrent les marmots avant de rentrer daredare chez eux en lorgnant par dessus leur épaule, pas franchement rassurés par cette révélation.


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