samedi 19 avril 2014

Cuisses de crapiau

Publié sur le site MilEtUne d'après l'illustration ci-dessous
 
 
 
 


“Où qu'c'est qu't'es encore allé te draler?” s'écria Anastazia avec cet horrible accent polonais qui nous donnait aussitôt envie de repartir d'où on venait.
En vacances chez Oncle Hubert, je passais jusqu'au soir le plus clair de mon temps à draler autour de la ferme à la recherche de quelque coup pendable... de toute manière, l'Oncle ne disait rien bien au contraire puisqu'il ne disait rien.
 
Cette fois-ci la chasse aux gueurnouilles m'avait mené de mares en buissons au point que j'étais couvert de gratte-culs accrochés à mes vêtements et une course forcée dans la rivière m'avait gaugé au point que mes chaussures en bâillaient comme les crocodiles du Nil de mon livre de sciences...
J'étais là sur le seuil de la cuisine, le coutias d'une main et ma gueurnouille dans l'autre quand l'Oncle est arrivé de sa sieste. Il faut dire qu'il était déjà cinq heures.
J'avais dû y aller un peu fort avec ma “bête”, l'agaçant un bon moment du bout de mon tiau avant de lui porter quelques estocades puis le coup de grâce; c'est pourquoi elle était en piteux état et déclencha le rire inimitable de l'Oncle!
“Faut-y pas être un beusenot pour déniaper un crapiau comme ça!” s'esclaffait il en se tenant le ventre.
Habituellement un beusenot est un niais mais venant de mon Oncle c'était comme un petit nom amical, du moins je le prenais comme tel depuis ma naissance.
“Qu'est ce que tu veux que j'fasse de ton crapiau?” demanda Anastazia en tordant la bouche de dégoût.
Interloqué je regardais ma “bête”, sa peau pustuleuse et ses gros yeux éteints; c'est vrai que comme ça elle ne ressemblait pas aux fricassées de cuisses de gueurnouilles à la crème qu'Anastazia nous mijotait quand on en avait assez de son bortsch aux haricots.
 
Ainsi ma vaillante gueurnouille était un vulgaire crapiau! Dans la bagarre, je m'étais mépris sur l'adversaire et je sentis me monter le rouge au front!
Demain tout le village - peut-être même toute la côte de Nuits - saurait que j'avais pris un crapiau pour une gueurnouille!
Je tentai quand même une manoeuvre pour amadouer notre cuisinière:
“Avec quelques grosses tarteuffes que je plucherai moi-même... et ta sauce à la crème, ça sera tout pareil”
A coup sûr je venais de blasphèmer car Anastazia était passée subitement de la blancheur slave au rouge vineux: ”Pareil? Vindiou! Tu m'embistrouilles! Jamais tu m'feras cuisiner un machin comme ça!”
Comme Oncle Hubert riait toujours, je changeai de tactique.
“V'la t'y pas une belle occasion d'ouvrir un de tes Pouilly-Fuissé, mon Oncle?”
Je crus un instant avoir fait vibrer sa corde sensible mais Anastazia y mêla un puissant vibrato qui m'ôta tout espoir de déguster mon crapiau:
“Sors d'ici avec ta bestiole! Vous viaunez tout autant l'un que l'autre à m'en donner le virot!!”
Comme elle me promettait une frottée pour faire bonne mesure, je déguerpis avec ma bestiole, suivi par l'Oncle qui riait toujours.
Il ne me restait plus qu'à me débarrasser de cette chose et de ma honte avec...
 
“Attends donc, beusenot!” tonna Oncle Hubert en posant sa grosse patte sur mon épaule “on s'en servira pour appâter à l'étang... demain, j't'emmène à la pêche”.
Jamais une de mes hontes ne se mua si vite en fierté.  
 
 
 
déniaper (déchirer)
draler (passer son temps dehors)
embistrouiller (déranger)
frottée (fessée)
gaugé (mouillé)
gratte-cul (fruit de l'églantier, poil à gratter)
Pouilly-Fuissé (Blanc, cépage chardonnay)
tarteuffe (patates)
tiau (bâton)
viauner (sentir mauvais)
virot (mal au coeur)
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 

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