lundi 5 mai 2014

L'eau vive

Publié aux Impromptus Littéraires d'après l'excipit de Forrest Gump (de Winston Groom) 
 
 
 
 
 
 
La corvée de haricots consistait à équeuter cette montagne de gousses que le papi répartissait par grosses poignées entre nous, jeunes volontaires désignés d'office.
Le papi se réservait la tâche honorifique et délicate de les ranger verticalement - une fois équeutés - tels des petits soldats dans un régiment de bocaux à l'alignement millimétré.
En ronchonnant, chacun émasculait son mangetout par les deux bouts, retirant un fil, recoupant les plus longs à la taille réglementaire en se dépêchant lentement pour éviter une poignée de haricots supplémentaire.
 
Quand on est gamin et qu'on s'apprête à vivre les sempiternels mois de vacances dans cette grande maison de famille bourguignonne posée à deux pas d'adulte du canal du même nom - soit quatre ou cinq pas d'enfant - il y a de quoi s'inquiéter.
 
La corvée du dimanche consistait à passer les deux ponts pour rejoindre l'église située en haut du village avant le dernier coup de cloche et sans salir nos beaux habits.
La mamie rêvait d'un autre habit pour nous... soutane pour un garçon ou voile pour une fille mais la vocation ça ne vient pas toujours dans un missel jalonné d'images de communiants et le Patron - figé sur sa croix et contraint de subir les sermons déjantés d'un curé loufoque - n'embaucha guère plus que quelques espiègles enfants de choeur.
 
Quand on est gamin et qu'on s'apprête à cohabiter - je veux dire faire son trou - avec ses frère, soeur, cousin, cousine, oncle, tante, parents et aïeuls qui ont chacun leurs codes, leur tempérament et leurs exigences, il y a de quoi s'inquiéter.
 
La corvée du coucher consistait à entamer une seconde journée faite de batailles de polochons et diverses agaceries et tout ceci à tâtons puisque le papi ingénieux avait inventé l'extinction télécommandée des feux au moyen d'un interrupteur judicieusement disposé vers sa chambre.
 
La corvée de pêche à la ligne était parmi les plus douces puisqu'en quelques secondes nous posions pliants, bourriches et épuisettes à quatre ou cinq pas d'enfants devant la maison.
Armés de patience et d'hameçons trop acérés pour nos petits doigts, nous taquinions tout ce qu'il y avait à taquiner entre deux passages de péniches chargées à ras bord et qui déclenchaient des tsunamis couleur café-au-lait où disparaissaient nos bouchons dans des relents vaseux mêlés de gasoil...
 
Quand on est gamin et qu'on s'accroche la serviette autour du cou pour une de ces orgies qui s'étirent presque jusqu'à l'heure du souper sans pouvoir vraiment quitter la table, il y a de quoi s'inquiéter.
On vous y gave au pâté en croûte, vous torture aux escargots persillés, vous condamne au doublé poisson-viandes avant les tourments salade-fromage-dessert tout en vous promettant aux calendes grecques ce fameux verre de Ruchottes-Chambertin dont les grands se gobergent.
Pour peu que l'orgie dégénère on vous forcera à chanter en public le dernier tube de Guy Béart “Ma petite est comme l´eau, elle est comme l´eau vive, Na na nère...
Pourquoi tant d'eau au pays du pinot noir?
 
 
Est-il bien utile - à moins d'être masochiste - d'évoquer la corvée de balayage des escaliers, de la terrasse, celle de l'arrosage des fleurs avec l'eau du canal, celle du ramassage des prunes, celle de la cueillette des cassis de la tante Azelle?
 
 
Alors, avec tout ce qui s'est passé, voilà ce que je me dis: moi, je peux toujours regarder derrière et dire qu'au moins je me suis pas ennuyé

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