samedi 14 mars 2015

Mille Et Une bornes

Le Palais de l'Empereur est si vaste qu'un homme ne peut parcourir toutes les pièces en l'espace d'une seule vie.
Des parties entières du Palais sont négligées et abandonnées et se mettent à mener une existence étrange, indépendante.
(Extrait de "La galerie des jeux" de Steven Milhauser)
Publié aux Défis du Samedi





La grande salle d'audience que nombre d'ambassadeurs ont renoncé à fréquenter a perdu tout écho, au point qu'on a dû la rebaptiser Chambre Sourde.
Le visiteur imprudent n'y restera d'ailleurs pas plus de dix minutes, vite incommodé par le bruit assourdissant de ses valves cardiaques, celui du flot sanguin dans ses vaisseaux et tous les bruissements des cloportes et des araignées tissant leurs toiles au plafond.
On y entend l'inaudible, un filet d'air dans ses poumons, le bruit de ses ongles qui poussent, jusqu'au souffle du temps qui passe... sans compter les Pssst d'un gardien muet pressé de fermer.

La salle des Citations - contrairement à la Chambre Sourde - résonne et raisonne en permanence, tellement que c'en est pénible... finalement comme la Chambre Sourde.
On y entend - venant d'un juke-box à citations de 1783 - des citations célèbres comme celle de l'Empereur:”Moi, Empereur... Moi, Empereur... Moi, Empereur... Moi, Empereur...” et bien d'autres comme celle de l'Impératrice et que les spécialistes en citations traduisent par:”Range ta chambre!”.

A deux heures de marche plus loin - soit trois cent deux consoles, cinq colonnes à la Une et vingt mille niches - se dresse la grande Bibliothèque, devenue l'Hippodromus depuis qu'on en a vendu les trois cent mille ouvrages pour en faire un haras de chevaux de courses.
Dans le bruit des sabots et du souffle des naseaux fumants, on peut y voir se mesurer des Rossinante, Tornado et autres Crin-Blanc et Etalon Noir bien que les paris y soient formellement interdits.
Un disc-jockey - platiniste préposé aux électrophones - y créée une ambiance flamenca des plus torrides: salsa du démon, rumba dans l'air, tango-tango, etcætera et bien d'autres encore.

A trois nuits de marche dans un Palais qui en compte mille et une - en suivant des yeux les deux étoiles qui forment un bout de la casserole de la Grande Ourse - on arrive naturellement et fatigué à la Porte du Levant numérotée '21'.
Un homme-sandwich portant l'inscription 'le Valet Noir' - ou Black Jack - ne laisse aucun doute sur la nature de ce lieu de perdition.
Devenu le rendez-vous incontournable des mathématiciens et de financiers véreux, le '21' encaisse chaque soir à ses tables de jeu des millions de patacas destinés à sécuriser des lieux où personne ne pénètre jamais faute de temps.
On y joue aussi au Hachi-Hachi parmentier, au Koï-Koï carpé et au Mille-Et-Une bornes, entourés de discrètes hôtesses en tenue de camouflage maki-sushi.

Quant à la salle des Gardes elle est gardée de l'extérieur par de grands chiens jaunes à gueule baveuse et qui répondent tous - quand ils en ont envie - au joli nom de Sesame.
Elle est si bien gardée qu'on n'y trouve rien à part un astronomique trousseau de clés et quelques osselets d'un antique squelette qu'il serait vain aujourd'hui de vouloir faire expertiser, le dernier expert ayant lui aussi été dévoré.

Compte-tenu de leur durée, les visites guidées du Palais ont lieu une fois par an sous la conduite du dénommé Mathusalem pour un itinéraire improbable nommé “le petit bonheur”.
Aléatoire, l'itinéraire dépend du tirage au sort des clés de l'astronomique trousseau situé dans la salle des gardes et donc sévèrement gardé.

La salle des Médecines - anciennement salle des Tortures - est spécialisée dans le traitement des morsures par chien jaune à gueule baveuse. Elle n'est ouverte qu'une fois par an, tout comme le bureau des visites guidées.
On y traite tous les mordus sans distinction au moyen de deux médications issues d'une pharmacopée ancestrale: le Placébo et le Placémoche.

Que dire des jardins suspendus et des parterres par terre, des bosquets massifs et des massifs tout court, des canaux et artères, des cryptes et labyrinthes, des cascades et rocailles, des allées et venues, des fontaines et des puits-c'est-tout, livrés aux caprices d'une nature envahissante et que 2512 jardiniers payés en hyène tachetée ont fui comme la peste de Justinien en 541...
alors nous n'en dirons rien.

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