lundi 8 juin 2015

C'est un Corail



Quand j'ai annoncé à Vanessa qu'un colis en provenance de chez Maty était annoncé voie G - j'avais pris l'habitude de dire Voie G parce que Voie Germaine Guèvremont où j'habite, c'est trop long - elle n'a pas eu l'air de comprendre.
Quand elle a l'air de comprendre, Vanessa abandonne cette moue boudeuse qui la quitte rarement et son oeil s'éclaire... parfois l'autre aussi.
Alors j'ai ânonné niaisement: ”Ma chérie, ta bague de fiançailles est en route” mais ça me crevait le coeur de dire ça comme ça, sans cérémonie, sans professionnalisme.
Six mois auparavant j'avais rencontré Vanessa à la gare du Nord; elle arrivait de La Chapelle, pas d'Aix-la-Chapelle en Allemagne - comme je l'ai cru longtemps à cause de son accent tonique qui tombe souvent sur la première syllabe du radical - mais de la station de métro La Chapelle.
Bizarrement c'est elle qui me trouva un drôle d'accent, un je-ne-sais-quoi dans ma “voix” qui la troubla et la poussa le soir même dans mon lit sans crier gare.
Pourtant ce qui la mettait dans cet état n'était rien d'autre que mon outil de travail, un instrument que je bichonnais, que je préservais neuf mois sur douze des caprices de la météo et que je musclais par des exercices quotidiens des sterno-cléido-mastoïdiens.
Quand d'autres préservent la prunelle de leurs yeux, moi je protège mes cordes et ma glotte; c'est d'ailleurs ainsi qu'elle m'appelle: ma Glotte!
A l'heure du coucher lorsque Vanessa souhaîte bonne nuit à sa Glotte, je ne peux m'empêcher de lui répondre: “J'espère que tu as passé un bon moment en ma compagnie et je te souhaîte à mon tour un agréable voyage au pays des rêves”... alors en éteignant ma lampe de chevet, un astucieux dispositif génère un petit jingle du plus bel effet et nous nous endormons paisiblement.

Au boulot je fais partie du décor au même titre que l'horloge et la grande verrière mais à la maison j'improvise et c'est ce qui casse la routine et met du piment dans notre couple.
Par exemple au lieu de lancer “A table!” comme à la cantine d'entreprise, je préfère de loin lui annoncer “qu'un service de restauration est disponible à la salle à manger située entre la cuisine et le salon”, même si depuis le temps Vanessa a fini par intégrer la composition de mon trois-pièces...

Depuis peu j'ai été découpé en morceaux, des groupes de mots, des destinations, des horaires, des numéros qui sont alors assemblés par ordinateur et il est même question de passer au tout numérique.
Quand j'ai appris ça je bouillais à l'idée qu'on allait m'entendre dans 3000 gares de France sans jamais connaître mon visage!
Il y a quelques jours nous attendions le train, Vanessa et moi quand quelque chose a dit
”Eloignez-vous de la bordure du quai" d'une voix si synthétique, au timbre si inexistant et sans véritable intonation - une sorte d'extra-terrestre sans âme ni sensibilité - que j'en ai eu le souffle coupé.
J'en venais presque à regretter la gouaille des aboyeurs des années 30 !
Alors j'ai pété les plombs, je me suis tourné vers l'annonceur imaginaire et je lui ai crié: “Vous allez m'entendre, je n'ai pas dit mon dernier mot !” 
Depuis je suis aphone - pas iphone mais sans voix - ça m'apprendra à m'emporter.
Tisanes au miel et yaourts, c'est le prix à payer quand on a une “signature” vocale innée.

Hier soir - fatigué et déstabilisé par ces évènements - j'ai téléphoné à Vanessa :“J'arriverai Voie G avec un retard de 15 minutes environ” et j'ajoutai machinalement :”Merci de votre compréhension” 
Quand j'arrivai Voie Germaine Guèvremont avec 20 minutes de retard, Vanessa faisait la gueule, non pas parce que j'avais dépassé les 15 minutes annoncées mais parce que je l'avais vouvoyée!
Elle voyait dans ce vouvoiement une prise de distance, une fêlure, les prémices d'une rupture de notre couple.
Comme je tentais de la rassurer, elle remit sur le tapis un fait pourtant anodin:
Récemment, une jeune femme collectionneuse d'annonces m’avait écrit de Valenciennes pour me demander de lui retrouver une annonce qu’elle avait perdue. C’était un message des années 80 avec un vieux jingle! Comme je n’avais plus la cassette, je lui avais intégralement réenregistré l'oeuvre rien que pour elle et depuis nous échangions régulièrement.

Ainsi Vanessa me faisait une crise de jalousie à cause de ce timbre unique, de cette tessiture incomparable et de cette élocution parfaite qui l'avaient conquise mais qui lui déplaisaient aujourd'hui. En bref elle me renvoyait dans mes cordes; elle osa même ajouter :”Cette correspondance pour Valenciennes ne sera plus assurée”. 
C'était le monde à l'envers.
Trois jours de silence furent bénéfiques à ma glotte jusqu'à l'arrivée du colis en provenance de chez Maty... je retrouvais ma voix et Vanessa son sourire.
Comme elle ouvrait l'écrin, je sentis comme une corde au cou qui me pendait au nez.

“C'est un rubis?” demanda Vanessa.
J'hésitais à répondre mais je lui devais la vérité: ”Non ma chérie, c'est un Corail. On en trouve de moins en moins depuis 2012” et je faillis ajouter “il partira à l'heure”. 
J'avais planifié pour le lendemain même un charmant périple que je lui annonçai le plus simplement du monde “au départ de Paris. Il desservirait les gares de Strasbourg, Munich, Vienne, Budapest et serait sans arrêt jusqu'à...” 
Vanessa me sauta au cou ce qui ne m'empêcha pas d'aboyer un tonitruant “Attention au départ”.

Déjà Vanessa remplissait sa valise d'une montagne de fringues.
Je brûlais d'ajouter: “Assurez-vous que vous n'avez rien oublié" mais pour une fois, j'ai fermé ma boîte tant bien que mal et sa valise aussi...

Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème: Avec le langage de...

4 commentaires:

  1. ça nous change des vacances de Monsieur Hulot !
    https://youtu.be/fhOUbTfin3I

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    1. C'est bien aussi! Merci pour cette séquence hilarante, Walrus

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  2. Plus génial que d'habitude? J'hésite, je vais consulter le Chaix...

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    1. je vais consulter le Chaix... tant qu'il est provisionné!

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