samedi 28 novembre 2015

Le canard à trois pattes

Publié aux Défis Du Samedi 

 


“Vous devinerez jamais d'où j'appelle, inspecteur?”
L'inspecteur La Bavure soupira. Ouatson avait ce don pour appeler toujours au mauvais moment et indisposer ses collègues et sa hiérarchie du 36 Quai des Oeufs Frais.
Sa question appelait la même réponse, quand on ne lui raccrochait pas au nez.
”Non, mais vous allez pas tarder à me l'dire, Ouatson... j'ai une énigme à résoudre!” aboya La Bavure.
“Vous vous souvenez de cette affaire de trafic de poisson-clowns à Concarneau, chef?”
La Bavure ouvrit la bouche pour soupirer tandis que par mimétisme s'ouvrait la porte de son bureau.
“La nouvelle vient juste d'arriver, inspecteur!!” beugla Ouatelse, essoufflée et coiffée de son éternel balai O'Cedar que d'autres appellent des dredlocks.
“Ca vous ennuierait d'frapper avant d'entrer?” éructa La Bavure.
Ouatelse, assistante recrutée trois ans auparavant, plutôt bien roulée et autant bourrée d'arguments d'embauche que dénuée de tout jugement réitéra l'objet de sa tonitruante apparition : “La nouvelle vient tout juste d'arriver, inspecteur!”
“Quelle nouvelle?”
“Euh... le nouvel officier de police de notre service, inspecteur”
La Bavure raccrocha promptement... Ouatson pouvait bien aller pêcher ses poisson-clowns tout seul.
“Bon sang, c'est vrai. Allez la chercher fissa, Ouatelse”

On se souvient que pour les assistantes féminines du 36 Quai des Oeufs Frais, l'expression fissa est pondérée par un critère purement technique: la hauteur des talons de ladite assistante mais ce jour-là Ouatelse avait opté pour des it-shoes, des moonboots ultra vitaminées rose fluo du plus bel effet.
D'une bourrade dans le dos, le nouvel officier de police du service éjecta Ouatelse et vint se planter devant le bureau de La Bavure.
“Officier de police premier échelon Ouatmore” tonna t elle en broyant sauvagement la main de sa hiérarchie.
“Enchanté” gémit La Bavure en récupérant ses doigts “Bienv'nue au 36 Quai des Oeufs Frais, Officier Ouatmore!”
La nouvelle était petite, presque insignifiante malgré une poigne de fer, à l'opposé de sa consoeur en moonboots dont elle venait de se faire une charmante ennemie.
La Bavure se leva, autant pour “asseoir” son autorité que pour mieux masser ses phalanges meurtries :”J'vous fais visiter la boîte?” lança t il comme s'il en était l'unique propriétaire.
“Pas la peine“ répondit Ouatmore “un troupeau de mâles en rut m'a déjà balladée dans tous les étages”.
La Bavure se rassit car il n'était pas de première fraîcheur.
A voir la tenue impeccable de Ouatmore, le traditionnel bizutage aux oeufs frais n'avait pas eu lieu contrairement aux habitudes de cette mythique institution.
“Vous allez bosser ensemble dès maint'nant” dit-il aux deux “collaboratrices”.
Si Ouatmore n'avait pas bronché, le balai O'Cedar s'agita en signe d'agacement.
“Epluchez-moi cette lettre anonyme que nous avons reçue c'matin... j'vous donne la journée pour élucider c'machin auquel je pige que dalle”.
Ouatmore se pencha sur l'épaule de Ouatelse qui s'était déjà précipitée sur le bureau.
“Un officier d'police, ça doit déchiffrer ça fissa” ajouta moqueusement La Bavure.

Ouatmore lut à voix haute :”J'ai quatre pattes le matin, deux à midi et trois le soir”
En comptant sur ses doigts, le balai O'Ceda venait de perdre de sa superbe. Quel taré avait bien pu pondre une telle connerie?
“J'ai trouvé” dit calmement Ouatmore.
Une lueur d'admiration doublée d'inquiétude apparut dans le regard de La Bavure juste avant que le téléphone ne sonne à nouveau.
“La Bavure, j'écoute” dit-il en dévisageant sa nouvelle recrue.
“Vous devinerez jamais d'où j'appelle, inspecteur?”
La Bavure soupira :”Plus tard mon vieux, l'instant est grave ici” et il raccrocha rageusement.
Vexée, Ouatelse nageait dans ses moonboots :”Alors Ouatmore? C'est quoi cette connerie?”
Ouatmore fit la moue :”Je ne vois pas en quoi ce petit jeu d'esprit a besoin d'être anonyme... tout le monde connait la réponse”.
La Bavure tenta de se redresser dans son fauteuil avachi par des années d'enquêtes, de cogitations et de micro-siestes...
“Eclairez-nous, Ouatmore” susurra t il, la bouche en coeur.
Ouatmore gloussait :”Le matin c'est l'enfance, le midi c'est l'âge adulte et le soir c'est la vieillesse”
“Bon sang mais c'est bien sûr!” explosa La Bavure qui avait bien connu Bourrel à la télévision.

Ouatelse avait eu la bonne idée de naître métis, ce qui lui évitait de rougir jusqu'aux oreilles à chaque humiliation :”Oui mais la troisième patte du soir... alors... c'est sexuel?”
La Bavure leva les yeux au plafond; le crépi se décollait au fil des ans et le prochain déménagement dans la ZAC de Clichy-Batignolles ne serait pas un luxe.
Ouatmore gloussa d'une octave plus haut :”La canne, Ouatelse... la canne!”
Concluant que cet argument oiseux ne cassait pas trois pattes à un canard ni à une cane, Ouatelse quitta le bureau sans un regard.
“Un homme... tout ça pour décrire un homme” répéta La Bavure, songeur “un homme mais lequel?”
“Un anonyme” osa Ouatmore, sarcastique.
“Vous parlez comme Ouatson” s'étonna La Bavure.
“Qui c'est ça, Ouatson?” demanda Ouatmore.
La Bavure soupira :”Vous avez bien le temps de le connaître... prenez d'abord bien vos marques”.






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