mardi 2 février 2016

Du bruit dans la cuisine

Publié aux Impromptus Littéraires

notre dépendance


Une grande cuillère pour un p'tit déj ça peut paraître exagéré mais c'est comme ça: depuis que j'ai une assez grande bouche je déjeune avec une grande cuillère.
Alors je farfouille dans le tiroir à la recherche d'une grande cuillère.
“D'où ça sort ce truc?”
Germaine relève la tête :”Ça vient du Bruit dans la Cuisine”
Je prête l'oreille à la seule condition qu'on me la rende.
On me la rend. Vide, aucun bruit... j'apprendrai bien plus tard que le Bruit dans la Cuisine c'est le nom d'un magasin d'art culinaire.
“Mais c'est quoi ce truc?”
Germaine soupire :”C'est une cuillère connectée”
Jamais entendu parler d'ça :”Et c'est connecté à quoi?”
Là, elle ouvre la bouche mais rien ne sort comme à chaque fois qu'une de mes questions la désoriente.
J'insite :”Si elle était connectée, y'aurait une connexion, un fil ou une prise, bref quelque chose...”
Germaine reprend ses esprits.
J'ai toujours du mal avec cette expression, comment peut-on reprendre ses esprits? C'est donc qu'on les aurait confiés à quelqu'un d'autre ou abandonnés sur la table entre le beurre et la confiture de coings?
Germaine a donc repris ses esprits :”Ah oui, ça s'connecte au smartphone pour indiquer la fréquence et l'intensité des tremblements”
Je m'inquiète :“Des tremblements? Quels tremblements?”
Germaine baisse la tête :”C'est une cuillère à l'usage des gens atteints de Parkinson”
Le machin a failli m'échapper des mains :”Mais y'a pas plus d'Parkinson que de smartphone, chez nous!!”
Germaine, boudeuse :”C'était une promotion et j'me suis dit qu'ça pourrait servir un jour”

C'est malin! Elle a réussi à piquer ma curiosité; après tout c'est bien d's'instruire pour pas se r'trouver comme un plouk le jour où...
“Et ça marche comment?”
Germaine, toute ragaillardie :”Ben, avec des piles mais j'en ai pas”.
Mon chocolat va refroidir mais je fonce au tiroir des OGNI, nos objets gardés non identifiables :”C'est quelle sorte de pile?”
Germaine ignore tout de la norme 60086, elle ignore que sur notre bonne vieille terre il existe des piles bouton, des piles bâton, des carrées, des rectangulaires, des lithium, des alcalines, des zinc-argent, une source d'énergie vitale pour notre bien-être - on peut même dire nickel-chrome quand c'est super - et aussi une plaie pour l'environnement.
Bien sûr il n'y a pas de piles dans le tiroir aux OGNI mais j'en ai toujours en réserve dans la dépendance.

Notre dépendance c'est comme un immense tiroir OGNI de 90 mètres carrés à l'autre bout du terrain soit 100 mètres truffés de taupinières, un endroit dont nous dépendons totalement puisqu'il contient tout ce dont on a besoin impérativement sans l'avoir sous la main.
J'ai toujours eu horreur d'enfiler mes sabots en plein hiver avant d'avoir pris mon petit déj mais là, il y a urgence... une urgence impérieuse et technologique.
Avant même d'avoir allumé la lumière je suis accueilli par Muse et Mimine, deux de nos fauves dont la gamelle à croquettes ne peut qu'être vide.
Je parlemente - c'est à dire j'enjambe les chats - pour faire le constat.
La gamelle est vide et moi je me plains comme disait quelqu'un... le sac de croquettes est très vide lui aussi, un sac de 7.5 kilos qui suffit normalement pour la semaine, mais pas cette fois.
Heureusement j'en ai toujours un sac d'avance dans le coffre de l'AX.

Chez nous l'AX c'est comme qui dirait l'annexe de la dépendance, une réserve roulante et capricieuse qui cale souvent à l'entrée du chemin soit 50 mètres plus loin et qui recèle ce qui manque dans la dépendance c'est à dire ce qui manque dans la maison.
Une fine couche de neige poudreuse s'incruste dans mes sabots. Comment fait-elle? Mystère.
D'habitude le coffre de l'AX s'ouvre au bout de deux coups de pied mais le givre a eu raison de la serrure.
Quand j'étais scout - il y a dix lustres, je préfère dire lustres car ça parait moins que cinquante ans - on faisait pipi sur tout c'qui nous emmerdait, les serrures, les vieux gonds, les bulletins de notes et plein d'autres choses inavouables.
Au moment où j'entrouvre ma robe de chambre, un grondement enfle au bout du chemin - avec le froid c'est bien la seule chose qui peut enfler - c'est l'tracteur du père Vincenot qui déboule sur nous, l'AX et moi.
Je remballe mon matériel de dégrippage :”Hum... Salut père Vincn'ot! Fait pas chaud c'matin”
Le père Vincenot tourne pudiquement la tête vers la maison comme si je n'existais pas.
Sur le seuil Germaine agite la main, dépoitraillée, échevelée comme une gorgone.
“Bien l'bonjour M'ame Vegas!” lance le vieux aux yeux injectés et moi, je me sens las, si las... avec cette cuillère déconnectée à la main.




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