mardi 15 mai 2018

Chine-Noukville


Publié aux Impromptus Littéraires sur le thème du Pays du sourire



Kampot – Sihanoukville : 120 kilomètres

Je quitte la capitale mondiale du poivre, sa plantation près du lac Secret, sa rivière Prek Teuk Chhou aux rives apaisantes et propices à la méditation, ses pêcheurs au filet sans me douter un instant de ce qui m'attend.
Il faut être fou pour s'y lancer en tuk-tuk (prononcer touk touk) mais un conducteur de tuk-tuk ne sait pas dire non, le hochement de tête et le sourire font partie de sa panoplie, tout comme le bidon d'essence de secours et d'abord le klaxon indispensable pour s'imposer dans les combats de route.

Je me demande si je n'aurais pas dû brûler de l'encens avant le départ.
Une belle liasse de riels en poche suffirent à mon chauffeur pour s'élancer à tombeau ouvert soit trente kilomètres à l'heure et des poussières, beaucoup de poussière.
Au Cambodge, étonnamment les kilomètres font mille mètres et les heures font soixante minutes.
A tombeau ouvert – il était ouvert en effet – cent fois on manqua d'y tomber sur cette route carrossable mais encombrée d'engins hétéroclites... quatre-quatre, taxis, scooters, tracteurs poussifs et vaches maigres. Avec beaucoup de chance, j'attraperais le bateau du soir pour l'île de Koh Rong Sanloem et ses plages paradisiaques qu'on vantait dans les dépliants touristiques.
Germaine me voyait déjà encensé par Denis Brogniart et m'avait supplié de ramener le saint Graal à la maison... un de ces colliers d'immunité qui vous mène tout droit vers les poteaux et dont la quête agglutine les téléspectateurs en mal d'aventure!
Sur la route chaotique on dût rouler plusieurs fois sur de grands sacs de couleur orange que j'assimilai à des poubelles car l'hygiène n'est pas le premier souci du cambodgien et puis ça ne pouvait pas être des bonzes... on voit plus souvent le bonze sur une moto que dessous.
Bien qu'on ne respecta ni les panneaux stop, ni les feux rouges, ni les coups de sifflet de la police, il était évident qu'on n'arriverait pas avant la nuit et ici la nuit tombe plus vite qu'ailleurs et sans crier gare.
Difficile de demander d'accélérer quand on ne connaît que quatre mots de khmer : "Aukun" pour dire merci et "Som kèt loi" pour demander l'addition.

A Sihanoukville l'embarcadère était vide et, muni de mes quatre mots de khmer il ne me restait plus qu'à trouver une chambre où passer la nuit.
J'ignorais que Sihanoukville est chinoise, hôtels, restaurants, casinos, boutiques et même chambrettes sordides, tout dans cette ville que d'aucuns appellent Chine-Noukville est chinois.
Alors je pris la chambrette sordide après avoir sifflé un certain nombre d'Angkor beer, la bière nationale.
Angkor se prononce Encore... je ne saurais dire si c'est un avantage car on m'en apporta Angkor et Angkor – à croire qu'ici on parlait français – jusqu'à ce qu'on me traîne à ma chambrette...
Dans ma nuit tourmentée je fus réveillé en sursaut par une bruyante cavalcade.
Ça cavalcadait dans ma chambrette, une créature à tête de dragon, aux multiples bras, aux yeux exorbités et aux mamelles brimbalantes me chevauchait en criant des mots que je n'avais pas eu le temps d'étudier dans mon lexique et que je traduisis approximativement par "Alors mon biquet, on dormait ? Ça n'est pas très galant pour ton hôte !"
Il me sembla que le dragon criait "Angkor! Angkor!" juste avant que je ne meure étouffé, en tout cas je me suis évanoui
Au petit matin – ici en avril le soleil déboule vers 5 heures 30 – je pris congé de mon hôtelière; celle-ci me décocha une oeillade et si je ne reconnus pas ma furie de la nuit, j'avoue qu'aujourd'hui encore j'ai un doute.
J'avais l'impression désagréable d'avoir été piétiné par un troupeau d'éléphants alors que je n'en avais pas vu la queue ni la trompe d'un depuis mon arrivée; je bredouillai un mélange de "Som kèt loi" et de "Aukun" en jetant quelques dollars sur le comptoir puis je filai en direction de Serendipity Beach et de son embarcadère.

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Le sable est chaud et blanc, l'eau est chaude et transparente et les cocktails sont frais et à la mangue.
Que dire de plus? Que j'ai troqué la Angkor beer pour la Cambodia beer et que je me sens parfaitement bien.
Ah si Germaine me voyait; en fait elle me voit puisque avant mon départ elle a exigé que je poste toutes les deux heures une photo sur Facebook.
Pourtant je ne briserai pas ses illusions, ses rêves de robinsonne.
Je ne lui montrerai pas ces bateaux qui déversent dès 10 heures du matin leur bruyante cargaison de chinois venus barboter sur ce qui sera bientôt LEUR île.
Je ne lui montrerai pas ces chinoises qui se baignent tout habillées avec leur ombrelle dans une main et leur perche à selfie dans l'autre.
Je ne lui montrerai pas les déchets et les immondices qui souillent le sable blanc après leur départ.
J'attendrai 18 heures après le dernier appel de la sirène de leurs bateaux pour lui envoyer mes images de ce petit paradis.
Mon bungalow parmi les cocotiers a eu la bonne idée de s'appeler Freedom Island et là aucun dragon lubrique ne vient déranger mes couchers de soleil ni troubler mes nuits.
A mon retour je rapporterai un cadeau à Germaine, un sac ou un article en peau de crocodile à la condition qu'il ne soit pas estampillé Made in China

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